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Un salaire mal gagné

Au plus profond des caves de la maison, la créature du magicien accomplissait ses tâches. Deux fois par jour, elle amenait le petit ballot scarifié du bébé jusqu’à une auge en obsidienne qui s’emplissait alors magiquement d’une bouillie sans goût, même un peu répugnante, bien que nutritive. Puis la créature allait jusqu’à la pompe en traînant celle dont il avait la charge. Le bébé, qui n’avait pas plus d’un mois au début, aurait dû normalement périr assez vite, et encore moins arriver à digérer les mets d’une brute inhumaine. Mais les sorts de Rathak, s’ils ne faisaient aucun bien à l’enfant, avaient stoppé en elle toute capacité à mourir ou tomber malade. Elle était nourrie à l’auge et à la pompe. Dormant autrement jour et nuit parmi la paille crasseuse de mauvaises herbes et les créatures qui s’y logeaient dans les ténèbres et que l’esclave de Rathak avait coupée pour se faire une couche, l’enfant existait très légèrement et reprit imperceptiblement la rampe qui montait vers la vie et la vigueur.

Mais l’esclave de Rathak recevait toujours son salaire de trois minutes chaque unité quotidienne. Elle oubliait alors toute autre chose. Cette phase se produisait à n’importe quel moment, sans avertissement ; une fois, elle était même tombée dans l’auge, tant sa félicité avait été grande, et en avait émergé à la fin de son plaisir recouverte d’une cape de bouillie dont elle avait alors dîné. (A cette occasion, le repas de l’enfant avait été négligé, mais elle avait d’ores et déjà appris à tituber jusqu’à l’auge pour se nourrir seule.)

Dans la pénombre souterraine de la cave, peu de choses étaient visibles, mais une lueur ténue était diffusée par les plantes de la couche tandis que des souffles erratiques de marais s’insinuaient entre les pierres, puis le phosphore délimitait la moindre surface, y compris les formes ratées de l’esclave et de l’enfant.

C’était une pauvre petite créature, toute bossue et déjetée, la tête tendue en avant comme une tortue. Ses jambes semblables à des bâtons étaient de longueur inégale, ses bras maigrichons pendaient de travers. Les cicatrices s’étaient recousues en formant d’étranges plaques et laminations, de telle sorte que sa chair ressemblait à une coquille ou une ardoise marquée depuis des années par la mer.

Bien que son âme, ou un élément de celle-ci, eût répondu aux questions de Rathak, cette âme s’était maintenant repliée au fin fond de soi et elle n’en avait pas davantage le souvenir que des événements de la veille, dans ce trou sans jour et sans nuit. Si quelqu’un était venu lui dire Ajriaz comme sa mère, elle eût gardé les yeux fixes.

La vie et le monde étaient le souterrain ténébreux, la paille pleine de champignons. Les événements étaient l’auge et la pompe, les invasions de phosphore, ou les mouvements de son compagnon, la créature. (Elle n’éprouvait envers cette brute ni peur ni affection, car elle ne lui avait donné aucune occasion pour l’une ni l’autre.) Endormie (et dormir était sa seule récréation) ; elle aurait pu connaître à partir de ses rêves abstraits les leçons d’autres formes et conditions. Mais comme elle n’avait aucun point de référence, fût-ce le langage, son cerveau affamé et stérile les oubliait instantanément.

C’est donc de la sorte que l’enfant passa ses premiers mois, ramassa ses premières années. Bien qu’elle grandît et prît involontairement de l’exercice en rampant et s’étirant, en grattant les herbes et en se balançant à la pompe, elle ne percevait nulle besoin pressent de parler, pour le moindre son complexe, aussi n’en émettait-elle aucun.

La créature, en fait, en vint à ignorer celle dont elle avait la charge, à se concentrer sur ses seuls besoins personnels et à attendre avidement le trio de minutes d’extase, jouissant puis recommençant l’attente impatiente de leur retour.

La quantité de temps exacte qui s’écoula est inconnue. Il put s’écouler ainsi environ cinq ans.

A l’insu de tous les habitants souterrains de ces lieux caverneux, leur maître le magicien était devenu quelque peu hésitant et fragile. La nature isolée de sa demeure s’était de plus en plus apparentée à celle d’un ermitage. Une forêt d’épineux gardait désormais la roche, de telle sorte que la route avait disparu et que seuls les dômes les plus élevés de la maison la transperçaient. Leurs briques et leurs pierres avaient été renforcées par la plus robuste des magies. Nulle des fenêtres ou des portes ne s’ouvrait autrement que sous l’effet d’une incantation bien particulière. Quant aux accessoires mortels du manoir, les petites esclaves et les servantes, ainsi que son harem d’épouses, ils avaient été renvoyés... massacrés, prétendait-on. Rathak habitait désormais seul, disait la rumeur, rien qu’avec son zoo de fantômes, de follettes et de diables comme compagnie.

Peut-être avait-il égaré l’idée de l’enfant. Son plan avait mal tourné, sans doute valait-il mieux le mettre sur le plan des expériences.

Pourtant, le salaire de la créature tutrice, les trois délicieuses minutes, ne s’était jamais interrompu. Une fois rendue active, seul le désir de Rathak pouvait mettre fin à cette bénédiction.

Un matin, à l’aube, une légère vibration se glissa sous la roche. Elle ne dérangea pas grand-chose. Dans le manoir, un panneau ou deux de vitrail se fendirent et, étant ensorcelés, ils se défendirent immédiatement. Une tuile tomba d’un plafond. Une amulette dans le donjon de cuivre se retourna.

Dans les souterrains, les fondations se déplacèrent et se replacèrent. En un certain point, là où la pierre jouxtait un tunnel caverneux sous le marécage, un pan de mur se fendit. L’ouverture n’était pas plus grande que l’épaisseur d’une enfant de cinq ans qui n’avait pas assez grandi.

Peut-être fut-ce l’odeur de la caverne qui l’attira, car la paillasse de sa couche avait besoin d’être renouvelée. Ou bien l’attrait de la liberté se trouvait au-delà de la puanteur de la cave et à l’intérieur de la puanteur du marigot.

Le hasard voulut qu’au moment de l’ouverture du mur, de l’approche de l’enfant, de son investigation vagabonde et de sa quasi-sortie, les trois minutes d’extase monopolisèrent la créature qui était censée être son geôlier.

Lorsqu’elle reprit conscience, la cassure des fondations se rescellait déjà magiquement. Pendant quelques minutes, dans l’alanguissement consécutif à sa félicité, la créature ne remarqua rien. Elle ne le fit que bien plus tard et se mit alors à la recherche de l’enfant. L’antre offrait bien peu de cachettes possibles, mais la créature les écuma à maintes reprises. Le mur fendu s’était alors entièrement refermé.

L’esclave fut terrifié. Assurément, son maître allait apprendre l’évasion de sa pupille. Le gardien serait alors réprimandé et, à cette idée, la brute se convulsa d’anxiété.

Mais ni convocation ni réprimande n’arriva.

En vérité, le lendemain, alors que la créature gisait, terrifiée, sur sa paillasse, sa dose de félicité s’écrasa sur elle et, par contraste, faillit l’occire.

Se pouvait-il que Rathak ne fût point au courant ?

Comme les jours succédaient aux jours, chacun avec sa période de joie, la créature reprit confiance. Elle aussi oublia. Elle accepta son salaire en récompense des services passés.

En fait, Rathak n’avait plus alors de temps à consacrer aux âmes errantes ni aux enfants. Ni à l’arrêt du plaisir d’autrui.

Il s’était emmuré contre un ennemi primitif et l’horreur se referma sur lui dès les prémices du tremblement de terre. Bien que la moindre fente se fût guérie, Rathak estimait que sa forteresse avait été percée. Et lorsqu’il vit la tuile sur le sol, il pensa qu’elle lui avait été lancée en guise de menace ; lorsqu’il vit l’amulette retournée, il supposa qu’il s’agissait d’un augure de destruction.

Au beau milieu de ses cris et de ses halètements en tous sens, il eut soudain une vision dans un miroir de bronze.

C’était un homme antique souillé par les crimes, les cheveux roux dressés sur la tête, le regard fou et la bouche de dément haletante remplie de dents gâtées.

Il entendit alors un bruit de chiens dans sa tête et sentit leur haleine brûlante sur ses os.

— Chuz ! hurla Rathak.

Il se reconnut alors et il crut que son ennemi s’était emparé de lui et qu’il était perdu.

Et, puisqu’il le croyait, il en fut ainsi.

Mais la maison demeura debout bien que des décennies encore à l’intérieur de sa clôture d’épineux, évitée par tous, qu’ils fussent vertueux ou corrompus.

Les sortilèges de la nuit
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